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Les pt'its scouts
« Depuis l'origine, le destin des hommes
fut associé à celui des arbres par un lien si fort
que l'on peut se demander ce qu'il adviendra
d'une humanité qui l'a brutalement rompu »

Jacques Brosse

« La forêt est un état d'âme »

Gaston Bachelard


Amuk était en retard ce soir là ; ce n'était pas dans ses habitudes. Bien qu'apparemment misanthrope et solitaire, il ne lui arrivait que très rarement de manquer à la parole donnée et généralement les circonstances plaidaient pour lui. Je savais que cette vieille fripouille pouvait errer dans les bois des journées entières, jusqu'au crépuscule, se contentant le plus souvent d'emporter avec lui dès l'aube quelques biscuits, une bouteille d'eau et ce qu'il appelait « ses ustensiles de travail » : crayon, carnet et appareil photo fatigué qu'il devait tenir de sa mère – voire de son arrière grand-mère si je m'en tiens à la vétusté de cette « camera obscura ». Mais, pour nos libations hebdomadaires, il tenait à n'être jamais en retard.
Enfin, je le vis entrer, se frayer un chemin entre les tables et venir me rejoindre au bar. « Désolé, Jacques, d'arriver seulement à cette heure, mais j'ai du traîner en forêt ».

En réalité, je ne le connaissais que depuis peu : nous nous étions rencontrés par hasard, nous avions sympathisé et pris l'habitude de régulièrement nous retrouver dans ce vieux bistrot du Sedanais, de boire quelques bières fortes en devisant de choses et d'autres. Je ne savais rien de lui, si ce n'est qu'il s'était récemment installé dans un des plus petits villages des Ardennes françaises, qu'il habitait une sorte de tanière, à la lisière des bois. Il était barbu, assez corpulent, le teint rougeaud, et les cheveux frisés. Il aimait à dire « que dans son bourg si tranquille, il ne se passe jamais rien … que les eaux de la rivière et du canal flirtent ensemble tant elles sont proches, et que de temps à autres, elles s’envoient en l'air dans des ébats qui débordent largement sur les pâtures avoisinantes …. ce qui a le talent d'énerver les fermiers du coin» ; il disait aussi « que les coqs du patelin ne sont pas synchrones,… et qu'au petit matin, c'est assommant ; mais qu'ils sont moins casse-bonbon que ce jeune vicaire enthousiaste qui se sent obligé de sonner à grandes cloches, matines, laudes, primes, tierce, sexte, none, vêpres et complies sans oublier les demi-heures … on est moderne ou on ne l'est pas ! » et d'ajouter «  Néanmoins, si j’en crois mon entourage, le jour n'est pas loin ou quelques chevrotines vont se perdre ».

Habituellement, ce n'était que vers le troisième ou quatrième verre, qu' Amuk prononçait ces mots magiques annonçant un long monologue « C'est un petit village tranquille, où il ne se passe jamais rien …. mais alors ça, jamais rien … quoique ce jour là ».
C'était un signal, et je soupçonne la présence de bon nombre de nos compagnons d'ivresse uniquement motivée par les histoires de Maître Amuk. Il était un merveilleux conteur, et que le lecteur m’amnistie de mes oublis, de mes imperfections qui corrompent probablement les justes paroles de mon ami.

« Comme tu le sais, mon bon Jacques, la forêt, c'est un monde à part. Anciennement c'était même une autre planète, où certains n'osaient s'aventurer. A ce jour, j'en connais quelques uns qui, bien que branchés GSM et GPS, munis d'autres bibelots informatiques n'osent aller très loin. Il n'y a pas si longtemps, sous un magnifique soleil couchant, orange et rose à souhait, j'avais à la tanière comme invité incongru un ami d'amis, citadin pure souche à la campagne, pour ne pas dire « en campagne » tant son éréthisme me paraissait militaire, guerrier, invasif … sensiblement colonisateur suivant l'antique méthode romaine ; un cerveau totalement voué à une seule cause : « La culture urbaine doit venir remédier aux incultures rurales » … Pour lui, une maxime quasi religieuse, aveuglément incontournable. Ayant suffisamment patienté, et entendu une bonne centaine d'absurdités péremptoires, afin d'aérer au mieux la maison et d'ouvrir, si encore possible, les esprits vers de nouveaux horizons, entre 19 et 20 heures, je propose à ce martial occupant de monter observer un abreuvoir forestier où, la nuit tombée, les sangliers viennent se rafraîchir. Pour y parvenir, le chemin est raide, mais c'est un plaisir de le longer ; à mi parcours, il donne à voir sur la plaine un panorama de toute beauté, et, à cette époque de l'année, les verts, les bruns et les jaunes des forêts s'épousent en une brûlante harmonie…. Si par chance, vous apercevez une lente péniche sur le canal, votre bonheur peut être entier. Une contemplation qui inspire le silence ! Ce que mon impatient « frère d'armes » ne semblait pas comprendre. Hardiment, nous avons donc repris notre escalade et bientôt, les arbres nous dressaient un tunnel odorant le végétal, frais, plaisant mais sacrément obscur…. Notre téméraire conquérant n'a jamais prétendu aller plus loin. Cette nocturne aventure-nature avortée, eut pour change un interminable et taciturne « plateau télé » qui m'a vraiment saoulé – dans ce naufrage solitaire, je crois cependant devoir avouer que la bouteille de grappa ne devrait pas être innocentée.
Le lendemain, ce triste sire rejoignait sa chère et turbulente cité, avec ses senteurs nauséabondes, ses cris intempestifs, ses nerfs à fleur de peau. A ma connaissance, il ne revint jamais chez nous. Si ce ne fut un « bon débarras », ce n'était guère, malgré tout, une lourde perte : village 1- ville 0

Mais je m'égare… car c'est de la forêt dont j'aimerais te parler, mon bon Jacques, plus exactement de « Ma » forêt, de ses charmes et de ses mystères, de ses occupants vivants ou imaginaires. De ce qu'elle m'a souvent fait vivre d'extraordinaire. Je ne dirai mot sur ses envahisseurs, mondains grossiers et paradeurs dans leurs engins de désastre, ces ignobles 4x4 et autres insupportables quads, bruyants, puants, hostiles. Je te parlerai encore moins de ses assassins, ogres insatiables, vampires, tirant tout profit d'interminables « mises à blanc » . Ces prédateurs de vieux sages plantent en leur vide des résineux acidifiant les sols mais bien plus rapidement rentables… Ces salopards déciment des centaines d'hectares, massacrant des monuments séculaires, respectés des hommes et des animaux ; lâchement abattus, des arbres magnifiques sont exilés en Inde ou en Chine, et nous reviennent sous la forme de meubles de pacotille… si ce n'est celle de tasseaux noueux, trop tendres, tordus, car peu séchés… Une honte, une de plus. »

Tout à son discours, notre orateur s'emportait... Diane, notre voisine de comptoir, assez jolie au demeurant, en signe d’apaisement, posa une main sur la sienne. Elle lui sourit : « Inutile de t’énerver, Amuk . Ici, ce sont les Ardennes ; nous sommes tous d'accord avec toi ! ». Heureux geste affectueux et parole conciliante qui épuisent aussitôt cette rhétorique exaltée… Une grande lampée de la divine bière, bénéfique à l'adoucissement, et c'est avec un calme olympien qu' Amuk reprit la parole.

« Haaaa, la forêt … Ma forêt… toute une épopée dont, au vu de l'heure tardive, je ne dirai aujourd'hui que quelques mots. Prochainement, mon amie, mon ami, je vous irai présenter à cette belle et majestueuse Dame. Bien qu’ancestrale, elle reste d'une étonnante jeunesse. Autrefois, sous son manteau protecteur, cette généreuse souveraine bénie des dieux, pouvait satisfaire presque tous les besoins humains. Les anciens y trouvaient de quoi manger, gibiers et baies, de quoi faire l'entièreté d'un logis, des bases au toit en y ajoutant tous les meubles. Il y avait aussi en suffisance de branches mortes pour se chauffer ; et ces gens pouvaient se rafraîchir aux sources transparentes, se laver dans les eaux d'un lac ou d'un étang, s'habiller et se chausser des cuirs d'un cerf ou d'un sanglier, utiliser les os et les dents pour créer des colliers protecteurs et sensuels, révélant ainsi la grandeur comme la beauté des femmes ; ils se soignaient à partir des simples, connaissances que nous avons partiellement déconsidérées, les enfants s'amusaient d'un bout de bûche devenu épée ou poupée. De nombreux outils étaient en bois, malheureusement des armes aussi. Dans sa grande mansuétude, l'arbre va même fournir au boquillon la matière nécessaire à la création de sa cognée. Et cette énumération des ressources forestières est loin d'être exhaustive ...
Draveurs, cageux, charbonniers, coupeurs de long, écorceurs, forgerons, charrons… et j'en oublie ; ils étaient nombreux à vivre dans les bois, parfois toute une année, sans la quitter, et ce, jusqu'au 19e siècle. De ce point de vue, il y a moins de distance entre les Celtes et nos arrières grands-parents, qu'entre ceux-ci et nos jeunes générations.
La forêt, c'est aussi un univers féerique, peuplé de génies et de nymphes, de sorcières et de loups-garous. Celle-la , c'est « ma  forêt chérie », car si je ne connais que peu le nom des arbres et des champignons, je puis aisément vous inviter à rencontrer Merlin ou les sept nains ! Mais qui, dans ses rêves, n'a voulu traverser Brocéliande ou une autre forêt charbonnière ? Quel enfant n'a frémi aux destins de Blanche-neige, du petit Poucet, du Chaperon-rouge ? Quel adolescent, quelle jouvencelle, ne s'est épris un jour pour la belle Marianne ou n'est tombée amoureuse de son honnête et noble brigand, Robin des Bois ? Quel jeune rebelle mystique n'a espéré un jour partager la vie de Thoreau au bord de l'étang Walden ?…. Les exemples sont légions, et je ne te parle pas de Mowgly, de l'enfant loup ou d’autres légendes lointaines
Ne crois pas que je sois un fanatique de Rousseau et de son « bon sauvage », ou encore que je désire vivre dans « Ce monde que nous avons perdu » - mes chaudes soirées d'auberge entre amis me manqueraient trop - mais j'estime qu'après tant de millénaires de loyaux services et d'invitation au rêve, cette reine verte, cette magicienne d'écorce, mérite un peu plus d' égards et de considération.
Et aujourd'hui encore … les espaces boisés nous réservent bien des surprises, tristes ou amusantes.

« Pas plus tard que cette après-midi, alors que je prenais en photo un chêne rouvre dont les plus hautes feuilles blondissent sous le soleil, j’aperçois une dizaine de petits farfadets, tous habillés de même ; je fis mine de ne les voir. N'osant s'approcher, ils tenaient conciliabule…. Au bout du compte, un peu hésitant, le plus grand, bardé de badges, s'est avancé vers moi.

« Bonjour Monsieur le forestier… Pourriez vous nous dire avec exactitude où se situe le village de Saint Varin…. C'est pour un jeu, mais, bien que nous en soyons certains, nous voudrions vérifier auprès d'un indigène nos réponses au questionnaire ci-présenté avant de rejoindre les quartiers de notre unité. Nous avons été « dropés » ici ce matin . Nous sommes en « hike » dans les environs et nous voudrions savoir si votre science correspond à la nôtre. Mais, malheureusement, si vous ne pouvez nous répondre, ce n'est pas bien grave, nous nous débrouillerons seuls avec nos boussoles, nous avons l'habitude, car, nous sommes ...SCOUTS DE FRANCE » … Il me semble qu'à ce moment le vent souffla la Marseillaise dans les arbres ….

Plus petit que petit, un minuscule petit Gibus s'était approché aux côtés de son fier aîné ; la larme à l’œil, le nez reniflant sous son foulard, il ajouta de sa toute toute petite voix « Et nous sommes perdus ! »
Gardant le plus grand sérieux, je me sentis néanmoins esquisser un bref sourire... Et je vis l’œil du chef de meute se rebiffer ; le visage dur et infatué, méprisant notre gentil gnome, il s’exclama furieusement « Mais tu dis n'importe quoi ! Mais tu sais qu'on sait ! Mais nous ne sommes pas perdus. Mais c'est juste pour vérifier. Et puis toi, tu m'én..»

« Quel est ton totem mon garçon ? » demandais-je au rejeton, interrompant la réprimande… « Mouche » souffla-t-il dans un soupir, « Mouche… froussarde ! »
Je voyais bien que le grand escogriffe, dont le totem devait être « Autruche bêcheuse » ou « Girafe fanfaronne », n'allait pas en rester là, et que, une fois rentré, le pauvre enfant allait l'entendre beugler quelques insanités. Il fallait prendre les choses en mains...
« Alors Mouche, je vais te confier un secret ! ». Me penchant vers le sympathique lutin lilliputien, je lui glissai dans l'oreille l'indication utile, de sorte qu'il fut le seul à connaître les sentes d'emprunt pour un retour tranquille : « Vous devez suivre la longue drève, sur près de deux kilomètres, au bout, vous retrouverez les champs, et y verrez vos tentes ! »

Silence pesant d'un court instant, suivi d'un grand vide dans les yeux .
...
Tout perplexe, tout rougissant, ce petit titi ne put s'empêcher de me demander :
« C'est quoi une drève ?»
Il venait du sud ; il ne pouvait pas savoir, le gamin.

Je lui tendis la main, et pour lui expliquer, pour lui montrer, aussi pour narguer les aînés, nous nous sommes mis en marche. Sur le tapis rouge des aiguilles, nous avons pris, le petiot et moi, la tête de cet insolite cortège emmenant la meute vers son campement. Je crois bien qu'à notre passage, tout au long de l'allée, l'un après l'autre, les douglas, ironiques ou respectueux, ont courbé le tronc pour nous saluer.
A notre arrivée, un solide « bonsoir » suivi d'un regard sévère fit comprendre au pantin hautain, que la moindre remarque envers le brave petit « Mouche » aurait de fâcheuses répercussions. Après quoi, l'esprit en paix et l'âme contente, j'ai rebroussé chemin, me rappelant les B.A. de mes jeunes années. Maintenant, mon bon Jacques, tu sais pourquoi je suis en retard ! »
Et de conclure « Mais décidément, je crains bien que de plus en plus à l'avenir, certains citoyens, jeunes ou vieux, ne puissent franchir sans peur la lisière d'un bosquet, encore moins le soir, l'orée d'une forêt ! Ces pauvres gens ne pourront cueillir, mirabelles, mûres ou myrtilles qu'aux seuls rayons « confitures » des grands magasins »

Beaucoup s’étaient amusés de cette dernière réflexion et quelques nouvelles chopines embellirent la fin de cette veillée. Les plus anciens, bûcherons ou gardes-forestiers, emboîtèrent sur d'autres récits, souvenirs du temps passé, de leur labeur dans la Forêt Mazarine ou dans les profondeurs du Bois des Dames….
Nous aurions facilement écouté Amuk nous présenter une autre chronique, mais il se faisait tard, et, de surcroît, en habile narrateur, notre ami gardait ces nouvelles fables ou épopées en réserve…. Les soirées d'hiver n'étant très éloignées.
Un peu plus tard, alors qu'en bons derniers clients nous allions aussitôt rejoindre nos pénates, sortant de derrière son zinc, avant de fermer l'établissement, mi-curieux, mi-sérieux, Germain, le serveur, originaire de Limoges, ne put retenir l'ultime question de la soirée:

« Amuk… Une drève…. C'est quoi ? »

Omicourt, le 23 septembre 2016


texte : Jacques Goffin
Photos : Hugues Van Rymenam

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