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saleté d'aragne
"E piei lou matin lou loup la mangé"

Alphonse Daudet


J'ai cru qu'il était « fait », ou devenu fou ! Cette histoire abracadabrantesque ne pouvait sortir que d'un cerveau soit aviné, soit dérangé. Toutefois Amuk pouvait marcher sans tituber, affiner ses phrases sans farfouiller, buvoter son setier sans renverser. Il nous avait déjà raconté des histoires de revenants assez biscornues, mais jamais la bizarrerie n'avait atteint pareil sommet.
A moment, il m'a semblé que son public habituel allait quitter notre bistrot attitré. D'autre part, si je me fie à son regard – qu'elle a magnifique au demeurant - œillade mi-interrogative, mi-réprobatrice, Diane paraissait également étonnée d'entendre des propos si branquignolles. Comme toujours, l'histoire commença approximativement en ces termes :

« Tu sais, Jacques, mon humble village est très tranquille ; outre les sauts de bardeaux dans le canal, ceux des truites dans la rivière, et d'ablettes dans mes fritures, il ne se passe rien … Mais alors ça, jamais rien … Néanmoins, un dimanche, après les vêpres, je vis sortir de l'église quelques vieilles bigotes rabougries et ce jeune vicaire claudicant - un accident de chasse, paraît-il. Le village n'est composé que de deux rues qui se croisent en pleine orthogonalité, ma tanière se situant sur le haut, dans l'axe de cet oratoire roman dont, malgré mon athéisme, j’apprécie l'architecture simple et massive. Dans le cimetière, un ami, grand passionné d'oiseaux y repose… Je devrais lui rendre visite plus souvent, car je sais que son esprit est toujours là, que si le Walhalla ou l’Île blanche existent, il peut y accompagner ses chers volatiles dans leurs plus hauts vols. Par contre, je ne puis l'expliquer, mais la vue d'un enfant accompagnant ces grenouilles de bénitier ancestrales, ces punaises de sacristie toutes ratatinées ayant aveuglément suivi leur existence entière les contraintes d'une religion dévoyée de ses idées originelles, provoqua en mon fort intérieur tant de dégoût de cette réalité toujours contemporaine que de désespoir sur l'avenir de notre espèce.
Accrochant au passage veste et bouteille de grappa, je pris le chemin du bois, estimant qu'une visite mystique à mes amis les arbres me ramènerait à des sentiments plus nobles.

Il n'était pas tard, je suis entré profondément dans la forêt ; au centre d'une clairière anodine se trouve un genet, plante peu exigeante et dont on fit des balais, symbole de la modestie, sa fleur devait me rappeler que « L'indulgence et la mansuétude sont les sœurs de l'humilité ». A sa manière, la grappa aussi contribuât à ce « mea culpa ». j'en étais à penser que décidément, la forêt comme l'arbre me portent, m'apportent leur propre mythologie ; bien que ces dernières soient distinctes, elles se complètent mais s'opposent aussi ...
Assis sur un tronc, tout à ma méditation, je m'assoupis un instant ... Sans tarder je fis des feuilles mortes avoisinantes un matelas douillet qui devrait assumer toute une nuit.

J'étais à peine endormi qu'une fine voix féminine se fit entendre : « Merci d'avoir évité de m'écraser »

Ce n'était pas un reproche caustique ou ironique, et le ton était celui d'une reconnaissance pour services rendus. Ayant levé un œil, je n’aperçus ni fée, ni nymphe ou apsara en voyage. Croyant donc en un songe, je refermai la paupière, et voulus reprendre ce somme, là où je l'avais laissé.

Mais la voix insista : « Avec cette masse, je crois que, sans précaution de votre part, j'étais destinée au royaume des défuntes regrettées » Sur ce, un brin irrité par cette allusion flagrante et hypocrite à ma légère adiposité, je me suis complètement réveillé et craquant une allumette, j'inspectai les environs à la recherche de l'irrévérencieuse personne. Mais rien, pas même une chouette effraie ou autre petit-duc.
« Ici… je suis ici » reprit la petite voix. Il me fallut plus d'une minute et quatre allumettes, pour trouver, montant le long d'un brin d'herbe, une coccinelle qui me regardait en souriant..

Se retournant, répondant aux brefs ricanements audibles dans la salle, d'un ton puissant , Amuk renchérit :
- Ben quoi ? Les coccinelles n'ont pas le droit de sourire, maintenant ?... Non mais !

Il est vrai que cette sévère remarque venant d'un Amuk toujours affable dès qu'il se trouve parmi ses amis, nous avait étonnés et qu'à ce moment du récit, sidérés, un bon nombre des auditeurs auraient pu estimer qu'il était l'heure de reprendre une voiture, un bus, un train, voire pour les trois très vieux aïeuls un peu sourds, leur calèche. Néanmoins, ils voulaient connaître la fin de cette invraisemblable histoire, et Germain venait à peine de servir une nouvelle tournée

Bien que stupéfait par la mignonne bestiole qui m'adressait la parole, je ne pus, tout à ma surprise, que lui poser cette question d'une méprisante banalité :

« Et comment t'appelles-tu ? »
« Choupette »

Choupette !!!
Je crois bien que toutes les coccinelles s'appellent « Choupette » et toutes les abeilles « Maya ». Mais je n'allais pas me gausser de ce coléoptère articulant de manière audible un français correct et sans l'accent du pays… A dire vrai, « Choupinette » me semblait plus attendrissant, n'évoquant ni une voiture, star de cinéma, ou une chatte de couturier, tsar de la mode…. « Choupette !!! » voyez-vous ça !

L'insecte reprit « Comme tu m'as épargnée, je vais te faire quelque confidence … car, je comprends la forêt mieux que quiconque, et je vais te révéler des lieux qui te sont certainement inconnus »

« Et bien vas donc » lui dis-je.

Sais-tu où trouver mûres et myrtilles ?
« Mais ce n'est un secret pour personne ! On en trouve aux quatre coins du bois ! Tout le monde ici, sait cela »

Et où peux-tu ramasser des cépes?
Près du Fossé des noyés !

Et les chanterelles ?
Juste sous le vieux chêne rouvre !

Et les morilles ?
Sur le chemin de Saint-Varin, près de la sapinière !

Et l'ail des ours ?
Un peu avant le tunnel du canal !

Les fraises des bois ?
Derrière la maison de Diane, à la lisière du Bois des Dames, il y en a des milliers.


L'aspérule odorante ?
Ben, autour de la chapelle de l'arboretum bien-sûr !

Hooo ! Et puis Zut, tu me fatigues… je te croyais plus innocent des mystères de cet endroit. Cependant, je te suis redevable d'une charmante prévenance. Aussi, je serai en paix seulement si je puis te renseigner sur le
dessous de cartes que nous cache Mère Nature. Reviens ici mardi, précisément en ce lieu et je te confierai des révélations sur les hôtes de cette forêt ; si tu sembles connaître la flore, que sais-tu de la faune ? … Nous verrons cela dès potron-minet, mon biquet … Je vais certainement t'informer, car je suis une animale chthonienne ainsi qu'ouranienne. La terre comme l'air de ce grand bois sont mes univers.

Affichant l'humiliation de n'avoir pu ébranler mon prétendu prétentieux savoir, battant de ses ailes riquiqui pleines de points, elle s'envola très haut, pour me faire remarquer que la sylvestre étendue aérienne était à sa merci!

À nouveau seul, tu te doutes, mon bon Jacques, que ces événements ne m'ont pas laissé indifférent. Rêve ou réalité? Cette question m'a tarabiscoté jour et nuit. N'y croyant guère, j'attribuai ces visions à un abus légèrement excessif de consommation de l'alcool de raisin, ou à cette grande fatigue des débuts de l'automne. À d'autres instants, je pensais à l’authenticité de l’environnement, à la proximité du genet, à ces quelques allumettes consommées aperçues à mes pieds le matin, et me dis que dans cette forêt… tout était possible. Aussi, le lendemain je repris le chemin vers la clairière. À tout hasard, si ceci s'était véritablement passé, afin de nous réconcilier, dans un potager voisin, je fis l’acquisition d'une belle feuille de groseillier couverte de pucerons.

Elle était là, au même endroit et mon présent portait ses fruits : après une brève dégustation, Choupette me regarda à nouveau.

« Délicieuse délicatesse, et du meilleur choix! Ce n'est pour autant que je te libérerai d'une enquête relative à ta minuscule érudition, je suis convaincue de pouvoir t'en apprendre.
Et l'interrogatoire débutât … Une amusante ineptie semblable à ces jeux radiophoniques ou télévisés :

Sais-tu pourquoi la brave chouette hulotte a si mauvaise réputation ?
Oui, probablement parce que ses hululements le soir engendrent la peur des enfants qui croient entendre les lamentations d'un fantôme… Alors que les grecs respectaient ce symbole d’Athéna, les romains la considéraient comme porteuse de mauvais présages. Aujourd'hui encore, certains imbéciles leur font chasse, et quand ils en capturent une, ils la clouent aux portes de granges… Des barbares !

Il est vrai ! Veux-tu rencontrer des chauves-souris, ces autres « êtres maléfiques »?
Que les dieux m'en préservent : elles sont aimables et serviables assurément, je les en remercie ! Lucifer n'a rien à voir avec ces chiroptères particulièrement utiles ! N'empêche ! L'an dernier une colonie s'était empressée d'occuper non seulement le grenier, mais également une chambre de ma tanière ; je puis dire que les pipistrelles portent à merveille leur nom : j'ai passé une journée entière à nettoyer murs et planchers.

Et connais-tu seigneur Goupil?
Oh celui-là, malgré sa ruse légendaire, dorénavant, il devrait s'abstenir, au crépuscule, de passer par le village ! Depuis la disparition du coq du sieur Nicolas , ils sont plus d'un à s'être jurés d'avoir sa belle pelisse comme trophée !

Quand as-tu rencontré des grenouilles pour la dernière fois ?
A la fin de l'hiver dernier ! Avec des amis nous voulions lors de leur migration éviter de les voir risquer leur vie en traversant la nationale qui sépare la forêt de l'étang de Saint-Varin. Et nous avions fabriqué un tunnel… leurs chants nous ont remerciés à foison … toute une nuit . Tu parles d'une cacophonie !

D’accord, tu m'étonnes encore ! … Mais - hé, hé, hééé - je crois qu'ici ta connaissance est incomplète… grenouilles et crapauds coassent sûrement autour de l'étang de Saint-Varin, mais également à un autre endroit… Que -tune-con-nais-pas, gros bêta !!! Et moi, étant la « sujette des dieux », je suis
avertie d'une particularité de ce bois qui reste inexplorée… même par le savant Amuk .
«Vas donc » lui dis-je à nouveau, piqué au vif et certain d'être incollable sur la forêt ; qui plus est sur « Ma » forêt.

- Sais-tu où se trouve le Lac noir ?
Cette brève question m'étourdit, m'étonnit, me déconcertit, me désapointit totalement au point d'en perdre mes conjugaisons !
- Personne ne connaît le Lac noir ! C'est une histoire qui nous vient des siècles passés et les plus naïfs, dont je suis, l'ont souvent cherché … Sans jamais rien trouver.

- Et bien moi je sais !
- Alors tu connais aussi la Déesse de la vase, sans aucun doute, petite fanfaronne.

- Non seulement je la connais, mais plus que ma souveraine, elle est mon amie… Je lui parle souvent et je peux te dire qu'elle connaît d’insoupçonnables vérités sur le monde des humains. Si tu me fais toujours confiance, reviens me voir demain… Et je t’emmènerai rencontrer la Déesse de la vase ! Elle va certainement t'en conter sur toi, sur les hommes, sur l'humanité.

Sur ce, satisfaite de son effet… Elle s’envolât!

Rencontrer la Déesse de la vase !… Qui aurait pu croire en son existence ?
Le Lac noir lui-même était introuvable ! Alors rencontrer la Déesse… tu penses ! Je n'osais y croire.

Choupette était sincèrement une véritable « bête à bon Dieu » ! Une légende médiévale dit qu'on attribua aux coccinelles ce sobriquet le jour où un supplicié accusé du meurtre d'une jeune fille de bûcheron devait perdre la tête. Le bourreau était sur le point d'abaisser le couperet sur la nuque du malheureux quand une congénère de Choupette vint s'y poser. L'exécuteur de justice, ne désirant licitement que la seule binette du condamné, chercha à chasser l'intruse par tous les moyens. Impossible ! Dès que la hache se levait encore, l'insecte venait de nouveau se poser sur le cou de l'égorgeur présumé. Voyant là un message divin, l'homme de loi présent suspendit la décapitation. À raison ! Car, peu de temps après l’événement on retrouva le véritable assassin….Qui fut pendu ! On ne pouvait attribuer ce miracle qu'à une intervention surnaturelle, effectivement ! Mais était-ce fatalement le Dieu céleste qui sauva l'innocent ? Il existe d'autres divinités justes et clémentes…

J'ai mal dormi cette nuit ! Rencontrer la Déesse de la vase ! Quelle situation incongrue. Qu'allait-elle m’annoncer ? Que l'époux de Diane était un nigaud ? Je le savais déjà… par ailleurs, c'est une estimation parfois dangereuse dont il faut prendre garde ; Feydeau fait dire à Pontagnac « Les maris des femmes qui nous plaisent sont toujours des imbéciles » mais en fin du troisième acte, c'est lui qui finit seul, en dindon de la farce. Allait-elle me prédire un futur riche, gagnant à la loterie ou touchant un héritage insoupçonné ? Baliverne, j'ai assez pour vivre … Avec les livres et les c.d., je n'ai besoin que du strict nécessaire… Qui n'a rien, n'a rien a perdre ! Que me dirait-elle sur les hommes, sur l'humanité ? Allait-elle me donner la date de l’apocalypse finale ? Non merci, je n'ai pas la vocation d'un enfant de Fatima ou de Lourdes... Dans maintes circonstances, ne vaut-il pas mieux éviter de lever le voile ? J'avais déjà connu plus d’un déboire causé par trop de confiance ou de franchise … J'en gardais de mauvais souvenirs, et cherchais à appliquer au mieux ces leçons de prudence. Mille autres questions me tourmentaient l'esprit ; énervé, j'ai pratiquement passé une nuit de veille. J'étais sur le point de regretter ma rencontre avec Choupette : la méfiance, suant de mon ego, me conseillait de décliner la gracieuse invitation.
La curiosité et l'idée d'aventure devaient à nouveau gagner le combat !

Dès l'aube, dès la pointe de ce jour risqué, bien que vanné, c'est avec empressement que je courus vers le lieu de rencontre.
J'avais perdu haleine lors que j'entrai dans la clairière … Je rejoignis exactement la place du rendez-vous, mais la coccinelle n'était pas là.J'attendis un peu… Peut être avait-elle été retardée. Dans ce cas, devinant mon ardente attente, n'aurait-elle pu me laisser un message ? Elle ne pouvait m'avoir oublié ! Après quelques minutes, commençant à m'impatienter, j'appelai avec force et plusieurs fois la confidente, devenue presque une amie. « Choupette »... « CHOUpette »… « Ma Choupinette chérie»
Malgré ces évidents signes d'affection, mes cris restaient sans réponse.

C'est alors que près de ma bottine gauche, je vis cette minuscule araignée crabe... Étonnant en cette saison ! Sans grande conviction, plus par malice qu'autre chose, je lui adressais ces mots
Sais-tu où se trouve Choupette ?
...
- Qui cherches-tu ?

Mince !!! Elle aussi savait parler ! Le verbe grave, suffisamment fort pour que je l'entende
Choupette ! La coccinelle ! Sais-tu où elle se trouve ?
- Oui, je le sais

L'as-tu vue aujourd'hui ?
- Oui, je l'ai vue

Elle m'a dit d'être ici ce matin !
-Oui, je le sais

Mais alors, nom d'une choupette, dis-moi où je puis la trouver !
- Nulle part.

Nulle part ?? Comment cela « nulle part » ?
- Non, nulle part.

Et pourquoi cela, s'il te plaît !
- Parce que je l'ai mangée.

J'en restais abasourdi… Cette minuscule araignée thomise avait avalé Choupette.

- Elle avait un goût à vomir, mais, pour ta tranquillité, pour ton bonheur, je devais la supprimer !

Sur ces mots, de ses huit pattes, l'infâme bestiole s'est sauvée.
Furieux, j'aurais pu facilement la rattraper et l'écrabouiller. Je n'ai cependant osé faire le moindre mal à cette criminelle émissaire ! Décidément pour se protéger de pareille manière, l'insaisissable Déesse de la vase devait avoir bien des secrets à protéger ; je crus comprendre qu'il valait mieux s'abstenir de l'approcher ! Et plus jamais je n'ai cherché le Lac noir, plus jamais je n'ai adressé la parole à un insecte … De leur côté, ils sont restés muets !

….. Et c'est aussi le silence qui suivit cette dernière phrase ! Un silence lourd, oppressant ! Si ce n'était de mauvais goût je dirais qu'on n'entendait pas même une mouche voler ou qu'un ange vint à passer. ….
« Elle est pourrie, ton histoire, Amuk! Tu es vraiment tout à fait cinglé. » Diane s'étant brusquement levée du tabouret de bar, sortit sans un « au revoir » ; bientôt, aucun n'étant plus loquace, la plupart des habitués s'en sont allés.

Nous nous retrouvions seuls avec Germain, qui, imperturbable, essuyait ses derniers verres.
« Ha, mon bon Jacques … Que l'humain peut être terre à terre. Et cependant - « Ça ne veut pas rien dire. — Répondez-moi. » - aurait probablement dit le Poète »

Sur cette ultime citation énigmatique, Amuk d'un trait, finit sa bière, et après un rapide et froid « bonsoir », il quitta l'établissement comme si tout ceci n'avait existé.

Omicourt, le 30 septembre 2016



Texte : Jacques Goffin
Photos : Hugues Van Rymenam

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