Titre graphique
Vous êtes ici : Textes > Contes et nouvelles > Trésor
Le trésor de Successus
Je m'appelle Successus Vacvia, comme mon père ! De mon vivant, par la force des événements, je suis devenu navigateur ; j'ai beaucoup voyagé le long des côtes de la Gaule, négociant avec les provinces romaines du sud. Malgré la pauvre réputation de nos navires marchands, j'ai pu réaliser d'importantes affaires dans le commerce d'amphores d'huile et de vin ainsi que dans celui de certaines denrées alimentaires de luxe. J'ai longtemps vécu en Lusitanie et cependant je suis originaire du nord de la Gaule.

Lorsque j'étais adolescent nous habitions un belle villa peu éloignée de la voie romaine menant de « Durocotorum » (Reims) à « Bagacum » (Bavay) ; à partir de cette capitale nervienne on pouvait facilement rejoindre les grandes cités du nord, les routes étant nombreuses. Outre la gestion du domaine, mon père assurait déjà un commerce d'échanges florissant entre la « Belgica » et les provinces du sud.

Ce négoce était assez prospère. Nous vivions de manière aisée et notre famille était heureuse. Nos parents, en personnes éclairées, étaient soucieux du bonheur de leurs enfants. Ma sœur et moi bénéficions d'une bonne éducation : nous avions quelques serviteurs spécifiques ; Eusèbe, un jeune esclave grec très instruit nous apprenait à parler sa langue ainsi qu'un latin correct. Dès l'âge de dix ans nous savions lire et calculer. Mon père qui avait dans l'idée de me voir reprendre son entreprise, m'emmenait souvent avec lui vers les nombreuses destinations où l'appelaient ses affaires.

Je me souviens particulièrement de ce jour où il nous fit visiter un atelier d'orfèvrerie comme il en existait plusieurs dans nos régions. Voir travailler les métaux précieux était fascinant et la virtuosité des artisans nous paraissait remarquable : il sortait de ces ateliers des pièces niellées éblouissantes. Mon père avait pour habitude d'y commander régulièrement de la vaisselle raffinée ainsi que différents objets voués aux cultes des dieux et des ancêtres. Il s'adressait toujours au même artiste, dont le talent lui semblait exceptionnel. Ce graveur avait déjà créé un plat ovale richement décoré de scènes de chasse et d'animaux exotiques ; en son centre, on pouvait voir deux petits amours cherchant à saisir un lièvre, animal fétiche de la déesse de l'amour. C'était là une des plus belles pièces de la collection de mes parents ; ils en étaient très fiers, la présentant régulièrement aux nombreux invités qui fréquentaient la villa ; à ces occasions, ils ne manquaient pas de souligner l'élégance de ce travail joignant l'art de la cire perdue au savoir-faire du ciseleur.

Lors de cette visite, mon père venait rechercher deux miroirs qu'il avait commandés quelques mois auparavant ; il désirait les offrir respectivement à ma mère et à ma sœur. Le vieil artisan crut probablement que j'étais un peu lésé dans cette histoire. Aussi, avant notre départ, il m'offrit un petit bateau d'argent, me prophétisant que cette barque me porterait bonheur et m'emporterait sur les mers les plus lointaines. Mon père avait souri à cette annonce qu'il jugeait insensée tant son mépris de la mer était conséquent … il ne jurait que par les communications terrestres… les voies maritimes ou fluviales lui semblaient trop hasardeuses.
Quant à moi, j'ai gardé ce petit présent avec amour et passion ; certes, il ne ressemblait guère à ces navires qu’Eusèbe nous avait décrits … lui qui avait tant et tant voyagé sur la « mare nostrum » avant de tomber aux mains de pirates et d'être vendu. Mais ce petit bateau couvert d'argent, avec sa drôle de cabine verrouillée et sa mature plus qu'étonnante m'emportait dans mes rêves sur des eaux inconnues, à la recherche de nouveaux mondes, combattant les écumeurs des mers, affrontant les vents et les tempêtes, résistant tel Ulysse, aux chants des sirènes.
Mon destin semblait pourtant tout autre … J'étais bon fils et je reprendrais le commerce paternel

Un jour cependant, notre père revenant d'un périple dans le nord, semblait agité et inquiet … Lui qui d'ordinaire affichait un calme olympien et une confiance inéluctable dans cette paix que pouvait nous apporter l'Empire, craignait augurer de nouvelles menaces pesant sur nos contrées.

Depuis quelques années, il se passait des événements peu rassurants ! Nous avions déjà entendu dire que les attaques de Sapor en Syrie avaient mis à mal les légions, que les francs et les alamans avaient régulièrement effectué des raids au sud du Rhin, traversant les faibles défenses qu'assuraient les limes. L'empereur Valérien avait envoyé son fils Gallien à la tête de ses troupes et l'armée avait réussi à repousser les barbares. A l'intérieur de l'Empire des événements troublants perturbaient également la légendaire tranquillité que connaissaient nos régions : on notait plusieurs soulèvements dans différents endroits de l'Empire, et souvent, les chrétiens, ces membres d'une nouvelle secte religieuse, étaient accusés d'être à l'origine de ces troubles ; mais leur persécution n'avait apporté aucune réelle solution. Pour mon père, il était évident que nous allions connaître d'ici peu de nouveaux ennuis venant du côté germanique ou de l'intérieur des terres … et souvent, espérant éviter le pire, nous nous en remettions aux bons soins de la déesse Épona qui veillait sur notre maison, nos gens, notre bétail …

Peu de temps après le retour troublé de mon père, un voisin vint nous prévenir …. « Les goths sont à nos portes ! ». Il avait réussit à se sauver de la tornade germanique : ces brigands saccageaient tout, pillant les maisons, violant, tuant, incendiant ...il ne restait rien après leur passage. La seule chose à faire était de fuir au plus vite vers le sud.

Pris de panique mes parents décidèrent de partir sur le champ, juste le temps de réunir quelques biens légers, indispensables à notre survie et nous devions quitter immédiatement notre chère maison. Mon père me commanda toutefois de prendre les objets luxueux et d'aller les enterrer dans un endroit sûr, à l'intérieur de la chênaie : nous pourrions venir les récupérer après le désastre… une fois la paix retrouvée. À la hâte, j'ai réuni le plus d'objets qui me semblaient de valeur : deux bracelets en or, un gobelet, quelques plats d'argent, particulièrement l'ovale dont mes parents étaient si satisfaits, les miroirs de ma mère et de ma sœur, la grande coquille votive dédiée à notre déesse protectrice … et bien évidement mon petit bateau d'argent ! Je ne voulais l'emporter avec moi lors de notre échappée, de peur de me le faire voler par l'un de ces bandits de plus en plus fréquents aux bords les routes. Avec l'aide d'Eusèbe, j'ai emballé toutes ces pièces d'argenterie dans du tissu ; après les avoir déposées dans un chaudron de bronze, nous avions emporté ce trésor dans la forêt afin de l'enterrer au pied d'un arbre. Certain de pouvoir repérer ce rouvre à mon retour, j'avais pris soin de le marquer d'une belle entaille faite au couteau.

Hélas ! Angoissés, voulant regagner au plus vite la villa, nous entendions de plus en plus distinctement d'horribles cris de souffrance ! Aussitôt une lourde fumée noire s'élevait au dessus de nos bâtiments … Trop tard ! Les barbares étaient là ! Commettant leur infamies et leurs crimes, ne laissant aucune chance de retraite à leurs victimes … Sans armes et seuls, nous ne pouvions porter secours à ces malheureux ! Mes parents, ma sœur, nos gens n'avaient pu s'échapper et je préférais ne pas savoir quel avait été leur triste sort. Nous étions désespérés … Mais que faire ...Nous ne pouvions que les abandonner.

Sans plus attendre, Eusèbe et moi, nous nous sommes enfuis vers le sud … Durant des jours, nous avons parcouru un grand nombre de lieues, crevant de fatigue, de faim, de misère… Si je suis resté si longtemps en vie c'est bien grâce à cet esclave grec. Affranchi, Eusèbe est devenu mon associé, mon ami le plus cher.

Sans lui je n'aurais rien pu faire … Arrivés dans un port, il a réussi à nous faire embaucher sur un navire marchand ; à ses côtés, j'ai appris le métier de marin. Bientôt mes connaissances du commerce, inculquées par mon père, nous ont permis d'investir nos pauvres avoirs dans l'achat d'une embarcation et de monter notre propre entreprise. Plus tard, devenu suffisamment riche, j'ai rencontré une jolie lusitanienne : je l'ai épousée et nous avons eu plusieurs enfants

Malgré toutes ces violences connues à la fin de ma jeunesse, mon ami et moi avions retrouvé tous deux une vie sereine et favorable. Cependant, bien souvent je repensais à ce petit navire d'argent qui m'avait emporté en rêve dans les plus hautes mers et ...Je n'avais qu'un désir, c'était de le retrouver. Après tout, il était le garant de la prophétie d'un vieil artisan… Je me devais de lui rendre grâce.

Après de nombreuses années, alors que le calme était revenu dans le nord, j'ai pris cette difficile décision de retourner vers notre ancienne villa familiale et de chercher à retrouver le chêne marqué d'une croix.

Je suis donc revenu sur notre domaine… Lourd de chagrin, je suis allé me recueillir sur les ruines de notre villa …
Ensuite, brûlant de retrouver mon objet fétiche, j'ai voulu rejoindre la forêt … Elle avait disparu ! … Les autochtones avaient abattu tous les arbres afin d'utiliser le bois dans la reconstruction des demeures incendiées…

Mon petit bateau tant aimé, comme le reste de ce trésor était définitivement perdu !

Rentré en Lusitanie, je ne me suis guère consolé de ce voyage malheureux dans mon passé. Je suis mort quelques années plus tard emportant un déchirant souvenir de ce merveilleux objet, symbole de ma vie

Dans notre croyance, si quelqu'un pense à toi après ta mort, ta vie surnaturelle sera une joie… et voila qu'aujourd'hui, le 5 octobre 1980… près de 15 siècles après ces tristes et cruels événements … par hasard, on découvre le chaudron et son contenu … Mon petit navire est maintenant exposé à la vue de tous * … Enfin la fin d'une éternité d'errance ! Mon esprit retrouve la paix …Ce petit navire va de nouveau faire rêver les enfants comme jadis il me fit voyager, les emportant à travers toutes les mers du monde…. Et moi, obéissant à leurs envies d'aventures, je serai leur matelot !



Responsabilités :
Texte: Jacques Goffin, 2018 - publication : "Le trésor de Successus"/ récit de Jacques Goffin in L'archéologie en Pays rethélois, une passion à creuser :[catalogue de] Exposition 2018-2019.- Rethel: l'agora médiathèque-musée du Pays rethélois, 2018.- pp.28-31.

Photos : CC- Siren-Com ,26 mars 2010 - source: Own-work
-* Photo d'en-tête : 16 pièces d'argenterie gallo-romaine découvertes en 1980 à Rethel (Ardennes), et datées vers 270-280. Musée d'Antiquités Nationales de Saint-Germain-en-Laye (France).
-* Photo de fin : détail - le navire

compléments d'information :
* Le Trésor de Rethel découvert fortuitement le 5 octobre 1980 dans un champ, au lieu-dit « le Moulinet », fut acheté par l’État en 1985. D'ordinaire il est exposé au Musée d'archéologie nationale, installé dans le château de Saint-Germain-en-Laye (Yvelines) : ses seize pièces, dont le petit navire d'argent, occupent une vitrine entière.

Des découvertes similaires ont été faites à différents endroits du nord de la France (Chaourse, Berthouville), cependant, le Trésor de Rethel reste certainement l'un des fleurons de la recherche archéologique dans les Ardennes françaises et il nous semblait nécessaire de le mettre en évidence à l'occasion de l'exposition d'inauguration de l'Agora de Rethel.

Totalement imaginaire, ce récit cherche à décrire fidèlement les pièces importantes du trésor. En outre, tout porte à croire que cette argenterie fut réellement enterrée par son possesseur lors d'un des épisodes troubles du Bas Empire (entre 270 et 290 p.c.n). Pour des raisons inconnues, ce propriétaire n'a pu récupérer son bien une fois l'orage des invasions germaniques passé.

Pour réaliser cette petite fiction l'auteur s'est référé, entre autres, aux site et ouvrages ci-dessous :
* Wikipédia : article "Trésor de Rethel"
* Carte archéologique de la Gaule 08 : Les Ardennes / D. Nicolas, avec la collaboration de R. Chossenot, M. Chossenot et B. Lambot.- Paris : Editions de la Maison des sciences de l'homme, 2012.- br :512p. Ill. ; 30cm.- ISBN 13 978-2-87754-275-3 index, bibliographie.
* Orfèvrerie gallo-romaine : Le trésor de Rethel / F. Baratte, F. Beck.- Paris : Editions A & J Picard, 1988.- br : 172 p.; 24 cm.- (Millénaires).- ISBN 13 978-2-70084-037-4
* Histoire romaine / M. Le Glay, J.-L. Voisin, Y. Le Bohec.- Paris : Presses universitaires de France, 1991,- br : 588 p. Ill ; 22cm. - (premier cylce 1).- ISBN 2-13-043777-x

Ce texte est à votre disposition en PDF ou sous toute autre forme uniquement pour un usage personnel et sous réserve que soient mentionnés le nom de l'auteur comme l'origine du texte ; pour toute utilisation autre que privée (ex : utilisation collective, diffusion commerciale), demandez une autorisation à l'auteur :
m.edemera@netcourrier.com
Télécharger le document.

© Jacques Goffin - Novavela - Réalisation web : arobe.be, 2018-2020, page modifiée le 06-05-2019 10:24